“Les droits profitent à ceux qui veillent, non à ceux qui dorment” : actualité d’un adage
Civ. 1re, 28 juin 2023, n°22-11.568
Jura vigilantibus, non dormientibus prosunt. Les Romains érigeaient en maxime la règle selon laquelle les droits profitent à ceux qui veillent, non à ceux qui dorment. Le défaut de diligence du créancier, alors qu’il dispose du temps pour agir, lui interdit de se prévaloir de l’adage « contra non valentem agere non currit praesciptio». La présente espèce en est l’illustration topique.
Dans sa rédaction issue de la loi du 17 juin 2008, le nouvel article 2224 du code civil fixe à cinq ans le délai de prescription des actions mobilières et personnelles, lequel court à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer. Ce délai passé, un créancier ne peut utilement agir en justice pour obtenir le paiement d’une créance.
Toutefois, la jurisprudence a introduit un tempérament à la rigueur de la prescription, en s’appuyant sur la maxime latine « contra non valentem », aux termes de laquelle la prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir. Qualifiée de « principe du droit commun et de toute équité » (crim. 19 oct. 1842, Bull. crim., n°287), cette règle a été érigée en principe général du droit par la Cour de cassation au siècle dernier (civ. 1re, 22 déc. 1959, RTD civ., 1960, p. 323), avant d’être consacrée par le législateur en 2008 (article 2234 du code civil : l’impossibilité d’agir doit résulter de la loi, de la convention ou de la force
majeure).
Mais qu’en est-il lorsque l’empêchement cesse avant l’échéance du délai de prescription ? Le créancier peut-il se prévaloir d’une suspension dudit délai ? La Cour de cassation ne l’admet pas. Elle juge, de façon constante, que la règle selon laquelle la prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir ne s’applique pas lorsque le titulaire de l’action disposait encore, à la cessation de l’empêchement, du temps nécessaire pour agir avant l’expiration du délai de prescription (com. 11 janv. 1994, n°92-10.421, Bull. civ., IV, n°22 ; civ. 1re, 29 mai 2013, n°12-15.001, Bull. civ., n°109 ; civ. 1re, 10 janv. 2018, n°17-10.560, Bull. civ., I, n°4 ; civ. 1re, 13 mars 2019, n°17-50.053).
Dès le XIXe siècle, on soulignait que « si l’empêchement se [manifestait] dans un temps intermédiaire et non voisin de l’échéance de la prescription, on ne [devait] pas en tenir compte, si, depuis que le créancier [était] rendu à la liberté d’agir, il avait eu tout le temps nécessaire pour forcer son débiteur au paiement » (R.-T. Troplong, De la prescription, II, 4e éd., 1857, C. Hingray, n°728, cité in A. Hontebeyrie, « L’article 2234 se distancie de l’adage Contra non valentem », RDC mars 2022, p. 37).
La règle « contra non valentem » ne doit pas servir à étirer dans le temps le délai pour agir. C’est ce que la première chambre civile de la Cour de cassation rappelle avec force dans le présent arrêt. Elle casse la décision rendue par une cour d’appel qui n’avait pas répondu au défendeur, qui tirait argument de ce que cet adage ne s’appliquait pas lorsque le titulaire de l’action disposait encore, à la cessation de l’empêchement, du temps nécessaire pour agir avant l’expiration du délai de prescription.
En l’espèce, un particulier avait accordé un prêt à un proche. Après le décès du créancier et l’échéance de paiement, ce dernier avait procédé à un paiement partiel, date à compter de laquelle l’héritier du créancier initial pouvait agir contre son débiteur, pendant cinq ans. Or, ce nouveau créancier a été placé sous tutelle, ce qui a suspendu le délai de prescription, puis est décédé moins de quatre ans après, ce qui a mis fin à la tutelle et à l’empêchement d’agir, de sorte qu’il restait plus d’un an à ses ayants-droits pour agir contre le débiteur.
La cour d’appel, qui avait constaté que les héritiers avaient attendu près de trois ans après le décès du créancier pour agir, avait jugé que le délai de prescription avait été suspendu lors de sa mise sous tutelle et a dit l’action en paiement recevable. Sa décision est cassée car elle n’a pas répondu au moyen opérant du défendeur qui faisait valoir au contraire que la prescription était acquise dès lors qu’à la date du décès du créancier ses héritiers, qui connaissaient l’existence de la créance, disposaient encore de plus d’un an pour agir.
Cette censure est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation qui juge que le titulaire d’un droit d’action dispose d’un « temps nécessaire pour agir » lorsqu’il lui reste plusieurs mois (civ. 1re, 13 mars 2019, n°17-50.053) ou plusieurs années (civ. 1re, 23 juin 2011, n°10-18.530).
La Cour de cassation saisit l’occasion de rappeler que le droit profite à ceux qui veillent, non à ceux qui dorment. Curritur ad praetorium !